11è REI, Mort pour la France
Au cours de mes recherches, j'ai eu le plaisir d'échanger avec Vincent Jabouille, le fils du lieutenant André Jabouille de la CA2. Ce dernier est tué au combat le 18 juin 1940, alors que Vincent n'a que 18 mois. Depuis plus d'une décennie, Vincent cherche à retracer les derniers mois de la vie de son père, et plus particulièrement les événements de cette journée tragique qui feront de lui un pupille de la nation.
André Jabouille est né le 3 décembre 1910 à Secondigny, dans le département des Deux-Sèvres. Fils unique de Léon Théodore, ajusteur, et d'Alcidie Thouin, il est incorporé à partir du 15 octobre 1931 au 146e régiment d'infanterie en tant que 2e classe. Le 21 octobre, il intègre la compagnie de mitrailleuses du 3e bataillon (CM3).
Son livret militaire contient une dictée, un exercice de mathématiques, ainsi qu'une narration. Il répond également à un questionnaire où il mentionne qu’il parle anglais, ne sait ni nager ni conduire, mais qu’il sait jouer du violon et du piston, et a pratiqué le rugby, l'athlétisme et le tennis.
Bien qu'il ne soit pas titulaire du brevet de préparation militaire, André Jabouille souhaite suivre un peloton pour devenir gradé. Le commandant du 146e régiment d’infanterie le juge capable de devenir un bon officier de réserve.
Le 16 avril 1932, André Jabouille est nommé au grade de caporal-chef. Il réussit avec succès les épreuves écrites et orales du concours des élèves officiers de réserve (JO du 1er avril 1932) et est admis à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. Il arrive à Saint-Cyr le 20 avril 1932 et y reste pendant cinq mois. À l’issue de sa formation, il est classé 34e sur 410, avec une moyenne générale de 16,23/20. Pendant cette période, il passe 10 jours au 32e régiment d’infanterie à Tours, où il commande « très honorablement une section ».
Le 20 septembre 1932, il est nommé sous-lieutenant de réserve au 32e régiment d’infanterie (Décret du 30 septembre 1932, paru au JO du 5 octobre 1932).
À partir du 7 octobre 1932, il est affecté temporairement au centre mobilisateur d'infanterie (CMI) n°91. Il regagne ensuite ses foyers au 100 rue Chabauty à Niort, où il exerce la profession d’instituteur dans la campagne environnante. Le 15 décembre 1932, il est définitivement affecté au CMI n°91 (JO du 18 décembre 1932).
Le 5 juin 1933, il épouse Madeleine Tendron à Saint-Laurs. Le couple a deux enfants : Mireille, née en 1934, et Vincent, né en 1939. À partir de 1935, ils sont domiciliés à l’Absie. Madeleine travaille comme postière, tandis qu’André poursuit sa carrière d’instituteur.
Jusqu’à la mobilisation, André Jabouille satisfait régulièrement à ses obligations militaires en accomplissant des exercices pour les officiers de réserve.
À partir du 30 août 1934, il effectue une période d’exercice de 23 jours au camp du Ruchard, sur la commune d’Azay-le-Rideau. Le 23 septembre 1934, le lieutenant Vignes rend le jugement suivant : « Jeune officier consciencieux et dévoué, d’une belle tenue et semblant animé d’un très bon esprit. A bien commandé une section de mitrailleuses. S’est beaucoup intéressé à tous les exercices. A dû, vers la fin, interrompre la période à la suite d’un accident. Très vigoureux ».
En 1933 et 1934, il n’accomplit que trois séances d’exercices et ne peut être jugé sur la base de ces seules expériences. Il semble « être peu expansif et ne pas tenter de s’imposer » (Saint-Maixent, le 25 juillet 1934, signé lieutenant-colonel Compagnon).
En 1936, du 23 août au 11 septembre, il est jugé comme suit : « Bon officier mitrailleur qui a travaillé avec entrain et a montré de bonnes connaissances dans l’exercice de ses fonctions. Apte à commander une section de mitrailleuses en campagne ».
Le 30 juillet 1936, il est nommé au grade de lieutenant de réserve (Décret du 14 octobre 1936, paru au JO du 21 octobre 1936).
Du 23 août au 11 septembre 1937, André Jabouille accomplit une période d'exercices de 20 jours avec le 14e régiment de tirailleurs algériens (RTA) au camp du Ruchard. Il est jugé bon officier et apte à diriger une section de mitrailleuses en campagne.
Rappelé à l'activité, il se présente le 30 août 1939 au centre mobilisateur d'infanterie (CMI) n°91 à Cholet. Ce centre, en surnombre, lui affecte, en vertu de la DM 4118-BT/05 du 1er septembre 1939, le dépôt de la Légion étrangère pour encadrer les volontaires étrangers.
Dans une lettre adressée à son épouse le 13 septembre 1939, André raconte son départ pour le camp de Sathonay :
« Nous avons fait un voyage très fatigant. Partis de Cholet comme tu le sais vers 21 heures, nous étions à Angers vers 22h30. Départ mouvementé à 23h40 environ : un de nos camarades faillit rester sur le quai, sa cantine sur les bras. Nous avons ensuite traîné des heures durant, nous arrêtant à tout moment : Tours, Bourges, Nevers, Roanne, Saint-Étienne, et enfin Lyon où nous avons débarqué lundi soir à 20 h 30, sales, éreintés et pas contents. Évidemment, nous n'étions pas attendus. Il a fallu réquisitionner deux cars pour nous rendre à Sathonay-camp, qui se trouve à une dizaine de kilomètres. Là, stupeur ! On ne nous attendait pas non plus ! « Débrouillez-vous et retournez à Lyon ! » nous a-t-on dit. Après maintes discussions à la place militaire, nous avons couché dans deux palaces de la ville, le « Bordeaux » et le « Terminus ». Nuit divine comme tu peux le penser... Mardi matin, en car, nous sommes allés au fort de Vancia où nous avons enfin appris ce que l'on attendait de nous. Nous sommes appelés pour encadrer et instruire, avec des officiers et sous-officiers d'active, un régiment en formation composé de légionnaires réservistes et de volontaires étrangers. Ce régiment doit s'appeler « Le 11e Étrangers ». Pour le moment, nous sommes à Sathonay Village, nous attendons que tous ces étrangers soient arrivés et équipés pour partir au camp de Valbonne. Encore huit jours à tuer les heures dans ce bled infâme, quelque part comme Largeasse. Nous couchons chez l'habitant. Cette première nuit a été très mauvaise : puces, moustiques et même des punaises. Le camarade qui couche avec moi a les yeux gonflés. Moi, je suis couvert de piqûres. À ce matin, les sous-officiers sont à deux kilomètres parqués au fort de Vancia où l'on attend les volontaires étrangers. Si tu voyais ces têtes ! Ce sont beaucoup d’ex-miliciens des Brigades internationales. L'instruction doit se poursuivre pendant trois mois au camp de Valbonne. C'est toujours autant de pris... »
Le 1er novembre 1939, il est affecté à la 2e compagnie d’assaut du XIe régiment étranger d’infanterie. Le 6 novembre, les bataillons nouvellement constitués partent en stationnement dans les villages autour du camp de Valbonne, et le 2e bataillon s’installe à Bressolles.
Le 13 décembre 1939, il part « aux armées » en direction de Rombas.
En permission au mois d'avril 1940. André, Madeleine et Vincent Jabouille
Photo prise entre le 4 mars et le 12 avril 1940: pour contourner la censure André Jabouille indique comme lieu "Saint Belle Mère". Il s'agit du village de Sainte Marguerite qui est le prénom de sa belle mère.
Le 1er mai 1940, alors que sa compagnie stationne à Sainte Marguerite, André Jabouille écrit à sa femme et lui transmet des photos de son bataillon.
"...Je joins à ma lettre deux petites photos prises à Sainte Belle Mère, le jour du repas offert à notre colonel et une autre représentant le toubib sur le sentier de la guerre ( absente du courrier). Sur la photo N° 1 , de profil le médecin-chef avec son bouc, de face le capitaine aux 8 enfants, au fond ouvrant la bouche, l'œil inquiet Delmas. La photo N°2 prise devant l'école transformée en infirmerie représente le colonel et mon chef de bataillon..."
André Jabouille participe activement aux combats d'Inor, où sa section se trouve sur la ligne principale de résistance. Les compagnies d'appui de chaque bataillon, dont celle de Jabouille, sont composées de quatre sections réparties entre les compagnies de fusiliers voltigeurs du bataillon.
À partir du 10 juin 1940, le régiment quitte les positions d'Inor, chèrement défendues, et se rend à pied à Saint-Germain-sur-Meuse. Le 17 juin 1940, des éléments du 2e bataillon sont chargés de couvrir le pont de Void jusqu'au passage du dernier contingent français. Leur mission consiste ensuite à couvrir les équipes du génie qui doivent faire sauter le pont.
À l'arrivée des Allemands à l'entrée de Void, l'adjudant Romanovicz fait sauter le pont, tandis que le reste du 11e régiment étranger d'infanterie (REI) se trouve à Saint-Germain-sur-Meuse. À 21h, l'ordre est donné de reprendre les positions abandonnées à Void le jour même. Le colonel Robert décide l’envoi immédiat de quatre reconnaissances, chacune forte d’une compagnie, d’une section de mitrailleuses et d’un canon de 25.
Le chef du 2e bataillon, d'Alegron, revendique la responsabilité de ces reconnaissances offensives pour son seul bataillon. Conscient de son sort, d'Alegron sait qu’il ne reviendra pas vivant et donne ses dernières consignes au capitaine Lemoine, qui devra le remplacer à la tête du bataillon. Le 11e REI se prépare à livrer son dernier baroud.
Le 18 juin 1940 au matin, il est prévu que la 6e compagnie du capitaine Magne se rende à Void en avant-garde, avec à sa tête le chef de bataillon Henryk Rzekiecki d’Alegron. La 2e compagnie du lieutenant Roux doit se poster en soutien au milieu du bois de Void, au carrefour de l'Étoile. La 7e compagnie du capitaine Coquet est chargée de la défense du pont du canal de la Marne au Rhin à Villeroy, tandis que la 5e compagnie reste en réserve à la côte 292, en avant de Saint-Germain-sur-Meuse.
Il reste cependant difficile de préciser la localisation exacte des sections de la CA2.
Une section se trouve en réserve avec le capitaine Lemoine, son PC étant installé sur la lèvre du ravin qui domine la Meuse entre Saint-Germain et Ourches, à environ 600 mètres au sud de la côte 292, dans un bouquet d’arbres.
Le long de la Meuse, à moins d’un kilomètre au nord du pont de Saint-Germain, se trouvent la section Marchetti et celle du sergent-chef Stevens, qui commande des mitrailleuses.
À 6h, le lieutenant Viel, probablement successeur du capitaine Urvoy de Closmadeuc en tant que commandant de la CA2, est appelé au PC du régiment à Saint-Germain.
À 9h, une section de mitrailleurs accompagne la 5e compagnie à la côte 292.
La seule mention de la position de la section du lieutenant André Jabouille est fournie par G. Manue. Ce dernier a été envoyé depuis Saint Germain faire une liaison avec le PC du 2è bataillon. Après avoir franchi le pont de Saint Germain, il longe la Meuse en direction d'Ourches. Il croise le lieutenant Jabouille "près du carrefour" certainement vers 6 ou 7h du matin. En regardant les positions du 2è bataillon, le carrefour pourrait être le croisement de la D144 et de la D144A. Georges Manue rapporte qu'il lui trouve l'air étrangement silencieux alors qu'il se souvient d'un lieutenant toujours jovial. On peut imaginer, que le lieutenant Jabouille a déjà été informé de la mort de son chef de bataillon, qu'il ait vu partir son ami le lieutenant Viel tenter de sauver ce qui peut encore l'être de la 6è compagnie. Chacun sait déjà que l'ordre de tenir jusqu'à 21h, coûte que coûte, avec un régiment fatigué et manquant de munition ne se fera pas sans casse.
En effet, vers 4h d'Alegron est tué à Void ainsi que le capitaine Magne. Vers 5h30, le lieutenant Viel est envoyé porter l'ordre de repli à la 6è compagnie. Il est tué devant Void en effectuant sa mission. Vers 7h, le capitaine Lemoine s'est avancé sur Ourches où ce qui reste de l'avant garde de la 6è compagnie s'est repliée. Selon Roger Bruge, on lui apprend la mort du lieutenant Jabouille.
Je pense qu'ici il pourrait s'agir d'une erreur et que le capitaine Lemoine apprend plutôt la mort du lieutenant Viel, car dans une autre source on apprend que "le lieutenant Jabouille succéda au lieutenant Viel. Se rendant compte de la situation tragique de la compagnie, cet officier avec un mépris absolu de la mort se rendit en première ligne pour observer les tirs de l'artillerie ennemie et préparer un tir de contre-batterie avec ses mortiers. Au moment où il venait de mettre en batterie ses engins dans des conditions particulièrement délicates, l'ordre de repli lui fut donné. Se dépensant sans compter et de la façon la plus intelligente, le lieutenant Jabouille parvint malgré un personnel des plus réduits à faire replier toute son unité, à emporter toutes ses armes et ses munitions et cela dans un ordre parfait, sous un bombardement d'une violence inouïe. Son unité gagna Saint-Germain n'ayant subi qu'un minimum de perte mais avait pour la troisième fois perdu son chef. Un obus tuait net le lieutenant Jabouille alors qu’il venait d'achever sa mission." Ici aussi, je pense qu'il y a peut être une confusion avec la mort du capitaine Lanchon qui est tué net par un obus tombé à ses pieds. Vers 11h, les ordres de repli ont été portés à la 7è et à la 2è compagnie. A midi, le capitaine Lemoine reçoit l'ordre de faire replier les éléments lourds. Il tente également de faire se replier la 5è compagnie de Lanchon qui est très exposée sur la côte 292. Les allemands tirent à vue depuis la lisière du bois de Void à 1200 mètres de distance.
Les informations recueillies par Madeleine Jabouille donne une troisième version de la mort de son époux. Elle apprend par les camarades de son mari, qu'il a d'abord été blessé par un éclat d'obus à la cuisse gauche. Dirigé sur le poste de secours, André Jabouille est mortellement touché par deux balles de mitrailleuse.
« Bien que je ne sois pas avisée officiellement du décès, j'ai réussi par ses camarades qui sont prisonniers, à obtenir des détails suffisants pour retrouver sa tombe. (Tombe n°25, rangée 2 dans le cimetière de Saint-Germain). Le 13 octobre 1940, je suis arrivée sur ce petit coin de terre où il repose. Ce pèlerinage si pénible me procura une petite consolation de pouvoir le revoir pour la dernière fois. Le 18 juin dernier, mon mari tombait blessé par un éclat d'obus à la cuisse gauche lors d'un combat qui avait lieu dans un petit village non évacué... (pas de sujet) se précipitait pour le ramasser et le ramener dans une maison toute proche quand deux balles de mitrailleuse le blessent mortellement, l’une à la tempe, l’autre au cœur. Quelques secondes auraient suffit pour le sauver »
Dans un courrier de juillet 1941, le capitaine Lemoine donne à Madeleine Jabouille quelques précisions sur le décès de son mari. « Votre mari a du tomber à midi 15 ou midi 20. Il était entre Ourches et Saint-Germain sur la rive gauche de la Meuse. Son corps est resté jusqu'à 15 h dans un restaurant bordant la route où ses légionnaires l'avaient placé. Vers 15h, on l'a transporté à l'église de Saint-Germain ».
Dans un rapport sur la mort du capitaine Lanchon, il est fait mention de vives fusillades et de tirs d'artillerie sur la côte 292 ce qui confirmerait la nature des blessures reçues (éclat d'obus et balle de mitrailleuses) par le lieutenant Jabouille, le lieu et l'heure du décès.
Il est difficile de retracer précisément les évènements d'une journée dont les combats commencent à 4h du matin pour s'arrêter vers 21h.
En résumé, bien que les circonstances précises restent floues, il semble logique que Jabouille ait été en première ligne autour du carrefour et de la côte 292, jouant son rôle de commandant et aidant ses hommes à maintenir une résistance face à l'ennemi, jusqu'à sa mort.
1948: Mireille Jabouille devant la tombe de son père
Dans l'après midi du 18 juin, le corps du lieutenant Jabouille est transporté jusqu'à l'église de Saint Germain sur Meuse. Après la fin des combats, il sera inhumé dans le cimetière communal.
Sa femme pourra s'y recueillir en octobre 1940. Elle y retournera avec ses enfants en 1948. Le 28 octobre 1948, le corps de son mari sera réinhumé dans le cimetière des Sablières de Niort. Ce jour-là, André Jabouille est décoré de la Légion d’honneur à titre posthume, c'est son fils Vincent âgé de 9 ans qui reçoit la médaille.
Sources principales:
- Archives et photo de la famille Jabouille
- Archives des familles Lanchon et Metman
- Roger Bruge, les combattants du 18 juin
- Georges Manue, Rien n'est perdu